Stases

Stases 1 - Eric Bénier-Bürckel, Ecrivain





Extrêmoformes (Psychés)

L’oeil est toujours avide du référent, de la chose représentée, voilà pourquoi il ne peut s’empêcher de rabattre ce qu’il ne connaît pas sur ce qu’il connaît, ou tout au moins d’essayer de reconnaître dans la forme inédite de ce qu’il voit pour la première fois les formes déjà là qui relèvent de la sphère de ses objets familiers, qu’ils soient mentaux ou culturels, comme si, au fond, il existait des invariants, ou plutôt des entités dont la forme (ou le sens), servant en quelque sorte de modèle immuable à tout ce qui existe, aurait été fixée de toute éternité. Tel n’est sans doute pas le cas. Et le drame, c’est que, pour cette raison même, trop souvent voir empêche de voir.

Voir au-delà de la vue servile dans laquelle l’oeil aime à se complaire, c’est donc considérer la forme pour elle-même, indépendamment de tout référent. Il faut partir du principe qu’une forme est, mais ne représente rien. Par contre, il est évident qu’elle exprime des forces, des énergies, des tensions, des “lois” physiques, chimiques, quantiques : en elle s’entrecroisent, s’entrechoquent, s’amalgament, se ressèrrent, s’épousent tant bien que mal les remous, les temps et les espaces hétérogènes qui circulent dans le cosmos.
Le “sens” découle de ces chocs et de ces collisions, il ne leur préexiste pas. D’où tout cela vient-il ? Peu importe l’origine. L’origine, c’est maintenant. Que se passe-t-il maintenant ? De quels passages, de quels flux, de quelles tensions antagonistes la forme est-elle l’empreinte ?

Des Psychés, je dirai pour le moment qu’ils sont des “extrêmoformes”, des zones de rencontres entre extrêmes. Ces peintures tremblent encore de l’explosion ou de l’impact qui résulte de ces rencontres. Elles sont l’empreinte fascinante d’un cataclysme ou d’une catastrophe dont l’onde de choc vient sinon crever, du moins faire trembler les certitudes de l’oeil. S’il existe des extrêmophiles ( des organismes qui aiment les milieux a priori hostiles à la vie (mais qui sait ce qu’est réellement la vie ?)), je dirai que l’oeil, lui aussi, déshabitué de voir ce qu’il connaît bien, peut le devenir à son tour, extrêmophile (l’amant des rencontres improbables entre forces extrêmes).


Entropie07

Ici, la peinture ne fait plus semblant de mentir sur son existence matérielle, elle fait face en s’exposant. Le "pan de couleur" qui, à l’âge classique, tendait à malmener l’herméneutique en faisant tache dans l’économie du tableau, s’hystérise et se propage sur toute la surface de la toile, défiant l’"interprétation profonde" qu’elle renvoie à son obsessionnelle demande de sens caché. Dieu gît dans les détails, pas dans les taches qui en ruinent l’aspect. Lorsque la matière s’avance dans la représentation, c’est tout le représenté qui est menacé d’écroulement. Lorsqu’elle dévore et infecte entièrement le représenté, c’est le logos lui-même qui se disloque. La peinture n’a pas plus besoin d’interprètes "inspirés" que de prophètes. Dans la mesure où ce qu'elle est dépend en dernier ressort de ce qu'elle fait, c'est de l'étude attentive de son mode de fonctionnement esthétique qu'elle a besoin.


Entropie02

Des forces se sont emparées de mon corps et le tordent, le désaxent, en affolent la symétrie bilatérale, le disloquent, en arrachent les composantes, les réorganisent dans des combinaisons effroyables, sans avant, sans arrière, sans côtés. Je suis une masse protéiforme asymétrique qui tourne sur elle-même à toute vitesse en lançant des éclairs dans toutes les directions. Je n’ai ni bouche ni anus, on m’a arraché tous les conduits naturels, j’ai perdu toutes mes dents. Je suis une masse pleine sans yeux ni oreilles qui s’étire, s’étend et se déforme à chaque instant, parcourue d’ondes aléatoires qui se propagent sur mes nerfs à la vitesse de la lumière. Des mots virevoltent le long de ces ondes, s’enchaînent parfois en formant des blocs qui pâlissent et s’évanouissent aussitôt. Quand ils tiennent plus longtemps, ils ne cessent de se modifier si bien qu’aucun sens intelligible ne parvient à s’imposer.
Ce sont des blocs de signes indéchiffrables qui ne sont déjà plus des signes mais des bestioles qui se divisent et se divisent encore pour former des bestioles plus petites qui se divisent à leur tour et qui deviennent trop petites pour être suivies dans leurs nouvelles divisions, et ainsi de suite à l’infini.


Entropie03

Je dis "ma" tête comme si c’était ma propriété, "mon" corps comme si j’en étais le propriétaire, mais "je" suis une propriété de ce corps, pas son propriétaire. Je les subis. Je me subis. Je suis la chose d’une entité sourde et aveugle qui se sert de moi pour voir et entendre ce qu’elle fait. Je suis perdu dans la pensée comme quelque chose qui n’est pas à moi. Je suis une créature vivante à qui la vie a donné la vie. Je suis la chose de cette vie, la chose de ce corps, l’enflure mentale d’un cerveau qui me façonne à son gré, pense ma pensée, me pense du fond de sa pensée, qui engendre la pensée dans la pensée. Je suis la chose d’un monstre neuronal qui me commande de vivre. Quand je crois penser, je ne fais que lire dans les pensées de cette pensée qui pense à ma place. Ma pensée n’est que la pensée de cette chose qui me force à penser, qui m’interdit de ne pas penser même si elle n’a pas besoin de mon aide pour penser.


Abstraction Sonique

J'ai été de plus en plus amené à penser que l'essence du Verbe était le "Gerbe"... Je ne sais pas si je dis vrai... Mais de fait, Leroi-Gouran, éminent paléontologue, voit dans le Geste l'essence de toute forme d'art... Le Geste se montre dans le Gerbe, qui déjà annonce le Verbe en gestation dans la matière ensorcelée par la main !


Alchimie Neurale 1

La toile d'araignée capte des mouches, les toiles défiguratives d'Hypsis, déployées dans les hautes fréquences, captent des devenirs... Seule une lecture rapide cédant aux facilités d'un mimétisme éculé pourrait dire qu'il y a là effusion de violence, giclée sacrificielle, regard tragique sur la mort... Mais la mort, par définition, ne se regarde pas : elle est l'imprésentable par excellence. Ici, nulle violence morbide, mais une joyeuse parousie rythmique, une belle leçon de peinture sur la vie des formes !


C2-2006

Avant toute extase émotionnelle ou avant toute appréciation esthétique (par conséquent avant toute métaphysique), il y a le tableau (un fait) et mon expérience cognitive de celui-ci (ma compréhension de ce fait). La moindre des politesses que l'on puisse rendre à une oeuvre d'art, si l'on a décidé d'en dire quelque chose, c'est de la regarder ou de l'écouter (et de s'assurer ainsi qu'on l'a bien comprise) avant même que de se regarder ou de s'écouter soi-même (fût-ce pour d'excellentes raisons comme celle de se mettre à son tour à l'oeuvre). Une oeuvre d'art est moins une question posée à mon émotion (a-t-on seulement déjà vu une émotion capable de juger de quoi que ce soit) qu'un problème posé à mon intelligence (qui n'est certes pas totalement hétérogène à la tonalité affective qui l'accompagne).


L'art de la critique

Pour ceux qui n'ont pas compris, j'explique juste un truc. Il s'agit moins d'encencer la position esthétique des philosophes que de dire qu'ils "déconnent" très souvent lorsqu'ils parlent des oeuvres : où ils veulent que l'art obéisse aux mêmes préoccupations qu'eux, ou ils font de l'artiste une espèce de "voyant" génial capable d'appréhender mieux que personne certains aspects profonds de la réalité. Bref, ou ils dotent l'artiste des mêmes pouvoirs que ceux du philosophe ou ils en exagèrent les pouvoirs en en faisant une sorte de prophète. Ces travers sont des survivances du romantisme allemand (Hegel, Schelling, Schopenhauer et même Nietzsche) qui a influencé une grande partie de l'esthétique moderniste. L'idée que l'art doit nous grandir est une idée philosophique (très discriminatoire) caractéristique des penseurs que je viens de citer. Mais ce qui caractérise aussi ces penseurs, c'est leur incapacité à saisir les oeuvres et leur diversité en dehors du système philosophique dont ils se servent pour les assujettir à ses catégories et à ses problématiques. Par conséquent, la philosophie, de Kant à Heidegger, n'a pas forcément rendu service aux arts et aux artistes en leur disant ce qu'ils devaient faire et comment ils devaient penser ce qu'ils faisaient. Je crois qu'avant même de tenir un discours évaluatif (et donc prescriptif) sur un art quelconque (c'est beau, c'est laid, c'est fort, c'est faible, la peinture, la musique, la littérature, ça doit faire ceci ou ça doit faire cela pour être considéré comme de l'art), il faut d'abord porter son attention sur son mode de fonctionnement, afin d'éviter de retomber dans l'idéologique.

La Boîte Brillo de Warhol ne vise pas à grandir qui que ce soit : est-ce à dire que ce n'est pas de l'art ? Certainement pas, c'est bien de l'art (c'est-à-dire une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique) : mais si je me base sur les seuls critères prescriptifs des romantiques, voire sur ceux de Nietzsche, alors elle sera exclue d'office du cercle des oeuvres d'art. La philosophie actuelle a été obligé de faire son autocritique et de revenir sur ses vieilles positions idéalistes. Y a-t-il seulement une essence de l'art ? A moins d'être platonicien, on ne le croit plus. L'Art avec un grand A a été inventé au 19ème siècle par la philosophie spéculative allemande. S'il n'y a pas une essence de l'art, il y a en revanche des pratiques diverses et variées qui ont une certaine ressemblance de famille, comme le dit Wittgenstein à propos du jeu. Avant de fantasmer ou de délirer à leur propos, essayons de décrire comment ça marche.

En ce qui me concerne : double casquette : celle de l'"écrivain" qui se donne le droit de délirer (et de répondre, par exemple, par de la poésie à un tableau qui lui semble coïncider avec ses propres préoccupations esthétiques : voyez ma prose d'épileptique). Mais aussi celle de l'analyste qui doit se mettre au clair avec les présupposés conceptuels et idéologiques sur lesquels s'appuie son jugement avant de se prononcer sur le statut d'un artefact proposé à son appréciation. Le travail de compréhension du mode de fonctionnement des oeuvres ne s'improvise pas, contrairement à une lecture poétique, forcément plus distanciée. Et s'il est vrai que sur internet n'importe qui peut écrire n'importe quoi au sujet de n'importe quelle oeuvre : il dépend de l'artiste de savoir faire le tri !

Stases 2 - Thomas Dreneau, Ecrivain, Directeur de la revue Arès



Hélios - Mythe

Hélios est comme l’image inversée du réel. La toile n’est plus une transposition d’un donné qui serait prosaïquement le soleil. Ce qui est invisible à l’œil nu devient la transfiguration en tant que reflet de quelque chose d’existant. Par la vision d’un fait, le peintre dépasse le cadre de la représentation, il outrepasse toute subjectivité. Bref, il se met consciemment dans un état de danger perpétuel par ce simple saut dans l’imagination. Une imagination qui se veut primaire, et — oserais-je le dire — bestiale. Il ne s’agit plus de violence, encore moins de « métaphysique » ici ; non, par ce face-à-face avec le miroir, Hypsis jette les dernières couleurs d’une humanité qui n’est plus. Son tableau est, en fait, un cri, le geste, l’intensité d’une croyance qui se veut communicable, soit au-delà de sa propre vision individuelle. L’art en tant qu’acte total !
Mais en observant plus attentivement le tableau, je perçois comme un monde, des continents. Celui qui voit se sent contraint d’user encore d’un langage subjectif, imparfait ; tant il lui paraît impossible de suivre l’artiste dans ce chemin à la fois lumineux et dur. Oui, je me sens fragile à contempler ainsi Hélios ; j’ai parfois peur, car il me semble que le créateur m’invite finalement à le rejoindre sur cette piste escarpée, dangereuse, folle. Et, pourtant, peu à peu je me sens gagner par la présence des couleurs, par l’onirisme de cette vue, par le contact presque charnel des traits, bref, je sombre dans le délire de l’imaginaire.


Attracteurs Étranges - Contre la vision analytique

La conscience est un flux continuel. Elle est tout, sauf analyse. Mais que nous présente alors Hypsis? Son tableau n’est pas la représentation de l’infinité de la conscience. Au contraire, cette peinture se veut l’instant où l’esprit ne peut continuer à vivre de l’incertitude, où les images, les souvenirs, les sons, les couleurs ne tendent plus à venir maladroitement dans notre cerveau. Il ne s’agit point de cette succession de bribes qui traversent quelquefois notre être intérieur ; et cela, sans que rien ne cesse comme si la folie était un but en soi, comme si la réflexion était niée au point que chacun se retrouve contraint d’exister tel un animal qui n’a plus la qualité de la mémoire! L’artiste cherche plutôt à canaliser ce rappel du passé ; il souhaite que ce dernier rejaillisse finalement, mais il attend encore. Il ne peut raisonner clairement sur sa vie, et se voit obligé de maintenir le temps dans ce cercle magmatique qui est répétition éternelle.




Enthalpies - Fusion

Enthalpies se présente telle une série de contractions qui réduiraient toute tentative systémique ou discursive à néant. En paraphrasant le logicien Robert Blanché, je pourrais dire, en effet, que l’on est à même de tout fonder, mais sans cette possibilité de construction qui fait l’esprit humain. Pire encore, puisque personne ne sait ce qui peut surgir de la toile. Hypsis se permet ainsi un au-delà de toute vie par l’imagination. Il se sent contraint à une exigence supplémentaire qui est celle de comprendre ce qui n’appartient pas à nous-mêmes. Peut-être s’approche-t-il de la vérité, une vérité somme toute médiévale, théologique, bref, ce retour à un passé vu par un Jules Michelet emporté par la croyance romantique. Ce temps que d’aucuns jugent caricaturés par l’historien, et que d’autres concèdent en tant que époque de la dureté et de ce qui précède toute véritable civilisation. Ici, nous ne sommes plus auprès des Aztèques lesquels peuvent paraître encore trop avancés pour le peintre. Non, il s’agit plutôt d’une vision qui succède à l’ultime cri de l’humanité, plus exactement, d’une atemporalité qui exalte, au contraire, l’espace devant nos yeux fascinés.


Vortex 09 - Double

Cette photographie d' Hypsis me paraît à la fois double du fait qu’elle reflète tout d’abord l’absence de découpage des couleurs et des formes à l’arrière-plan. L'artiste s’adresse à nous à partir de la notion d’équilibre ou de degré : il n’est point question ici de fragmentation ou encore de séparation, mais je dirais plutôt d’une recherche visuelle qui tend à s’approcher de l’unité. Puis, plus proche de l’observateur, je remarque le retour d’une rigueur qui correspond au multiple ; à tel point que ce dernier regarde avec toute la précision du microscope propre à l’appréhension de l’étant. Mais quelle vision doit finalement l’emporter? Celle d’une quête intensive proche du savoir épistémologique? Ou alors celle simplifiée qui nous fait penser au mode imagé ou représentatif? Hypsis a la sagacité du refus de trancher ce dilemme incommensurable…


Hommage à Antonin Artaud - Pensez

Je perçois comme un être monstrueux qui danse. Ou plutôt qui se démène contre lui-même. Nulle question de folie ici ; au contraire, cet Hommage à Antonin Artaud est un hommage à l’être pensant. Il n’y a pas le choix : ou penser, ou disparaître dans l’infini médiocre du monde.

Oui, Hypsis a parfaitement compris le marasme de l’intellectuel Artaud. Ce que je veux dire par là, c’est que seul le fait de sombrer correspond à cette lutte inégale face au monde. Certes, Antonin Artaud demeure incompris — comme pouvait l’être Wittgenstein. D’où une douleur que cherche à représenter le peintre galvanisé par la croyance fausse ou illusoire de vivre dans la tête de l’écrivain. Comme Artaud, il a peur ; comme Artaud, il envie ses contemporains paisibles au point de se fixer immobiles dans le sol ; comme Artaud, il n’en peut plus de cracher sur l’humanité, sachant bien qu’en fin de compte, il crache sur lui-même. Pourtant, le combat d’Artaud, comme le révèle si bien Hypsis, n’est pas vain. Il ne l’est pas, puisqu’il y a cette vie qui se déploie, cette existence élargie à tel point que ni le temps ni l’espace ne peut avoir désormais de prise sur lui. Ne parlons point de postérité ; évoquons plutôt la mémoire de celui qui a tenté, jetant tout de même un regard désabusé par-dessus son épaule, de côtoyer interminablement soi. Mais j’oublie de proclamer la nouvelle : Artaud est mort! Le peintre ne peut que communiquer cette dernière tant il sait bien que la violence intérieure d’Artaud reste le paradis pour tout être torturé.


Hadès - L’imaginaire décomposé

Hadès n’est-il point une tentative d’archéologie de la mort? Sous les traits putrescents du visage d’un homme, Hypsis montre la fin de l’idéal anthropomorphe de la divinité. Par conséquent, ce que le peintre expose, ce n’est pas l’ultime acte de l’imaginaire, mais, bien au contraire, la volonté de redécouvrir l’ « être » ou la « métaphysique ». Il y a de cela dans le tableau d' Hypsis, c’est-à-dire la remise en cause fondamentale en ce qui concerne le devenir de la croyance humaine. Pourtant, je crois comprendre que l’artiste désire aller bien au-delà d’une redéfinition approximative de toute image ou représentation peu ou prou fantastique du réel. Oui, je crois surprendre la pensée de ce dernier qui est partagé entre la nostalgie de l’ancien ordre et la crainte de retomber dans de nouveaux errements propres à toute appréhension de la vérité, qu’il s’agisse de la vérité épistémologique ou de la vérité intuitive. D’où le sentiment de penser à vide, de s’autodétruire peu à peu du fait de cette incapacité d’avancer sur le chemin visionnaire de la réalité. Le chaos est sans doute l’unique possibilité pour ne pas heurter son esprit à ce mur qui correspond, fatalement pour le genre humain en général et l’artiste en particulier, à la perte de tout repère dans la « métaphysique ».


Alchimie Neurale 1 - Débauche

L’art est un au-delà de la connaissance. Tandis que le savant raisonne par le biais de concepts pour atteindre la vérité, Hypsis cherche ladite vérité à l’aide de la violence. Car toute vérité n’est-elle pas proche, en fin de compte, de la « métaphysique »? Bref, l’artiste, devant la limitation du savoir à l’étant, est contraint de pousser ce cri primal — tout ce sang qui n’est autre que l’apothéose d’une violence à la fois subie et désirée. C’est dans l’exploration du mal que le peintre tend vers une ontologie qu’il souhaite ultime, dernière. L’abîme demeure sans conteste le moyen à l’échelle humaine d’un dépassement radical qui englobe le moi en même temps qu’autrui. Avec Hypsis, nous sommes revenus à la grande époque de la civilisation aztèque. Le sacrifice humain correspond à une répétition de la dialectique bourreau et victime. La mort de l’homme et l’arrachement de son cœur sont comme la tragédie qui touche chaque être humain au cours de son existence. Seule la pensée des anciens Mexicains, de ces Aztèques que Laurette Séjourné a qualifié à tort de matérialistes, est à même de transcender la rapport entre le sujet et l’objet. La mort outrepasse le besoin puéril d’atteindre la chose, ou au moins sa structure. L’être humain, par son sacrifice, oublie finalement tout besoin d’appréhender le réel. Je pense même que l'artiste nous oblige à regarder distinctement la mort dans cet hyperbolisme de souffrance ou de douleur.


Entropie36 - Extatique

Léon Daudet, critique littéraire et fils du regrettable Alphonse, voyait dans la littérature un inéluctable besoin de rêver. En regardant ce tableau d'Hypsis, oui, c’est à cela que je pense : rêver. Mais allons plus loin! En quoi consiste mon rôle au juste face à ce qui m’apparaît comme digne de l’inexprimable? Je pourrais bien traduire en mots cette toile du maître, mais toujours en ayant la crainte de simplifier ce qui, encore une fois, m’échappe… Les couleurs, les espaces qui semblent séparer plusieurs univers, tout cela m’oblige finalement à quelque chose de plus fort, et que seul, je pense, un être tel que cet artiste peut comprendre. En effet, il ne peut être question, devant ses immenses coulées qui brisent fatalement tous les concepts de la langue symbolique, que d’un acte créatif qui réponde à ce qui n’est point mon moyen de communication, à ce qui correspond à l’incommunicable pour un homme pensé comme moi. En clair, face à ce tableau comme face à toute œuvre essentiellement émotionnelle, il est nécessaire de revenir à l’art en général pour témoigner à la fois de ses limites, mais surtout de ce besoin éternel, passionnel d'un lien entre sensibilités humaines.


Entropie139 - Le déchirement

C’est un déchirement qui offre toute cette lumière projetée du chaos de la vie. Chacun peut la percevoir dans son intense éclat comme si rien ni personne ne pouvait l’empêcher d’apparaître à la surface de ce tableau. Pourtant, nous sommes loin de cette dichotomie entre l’ombre et la lumière, loin d’une dualité que au fond Hypsis rejette par son refus radical de la pensée discursive ou du concept, bref, loin d’un quelconque postulat que le peintre s’aviserait de révéler étroitement à nos yeux. S’il y a bien révélation, elle s’exprime dans toute sa clarté, c’est-à-dire sans aucune volonté de rationalisation. L’artiste est comme face à un rêve imprécis qui surgirait de manière foudroyante à sa conscience. Il se présente ainsi qu’un être épuisé physiquement et mentalement, et dont ce sursaut ultime de l’énergie vitale ressemble à cette fissure séparant l’amas informe des êtres et des choses. Il n’est, en fin de compte, qu’un éclair fugace de cette beauté que l’on remarque parfois en contemplant froidement l’univers si médiocre. Voyez! Voyez! Cette représentation de l’esthétique pure s'anéantit déjà tant il apparaît que notre monde ne peut un seul instant la supporter. Le peintre est là pour nous obliger encore à voir ce qui nous incommode, ce que tous nous rejetons quotidiennement, cette… vastitude du beau qui contraint chaque fois l’humanité à se repenser.




Entropie11 - Les colonnes de la vie

Que faire devant l’effacement progressif d’un monde? Car tel est finalement le sujet de tous les tableaux d'Hypsis : cette destruction des existences et des objets liée irréversiblement au temps! Face à nous, il y a ces trois piliers (peut-être quatre) qui tentent tant bien que mal d’empêcher l’échéance. Il ne s’agit point de la chute des anges, point de l’effroyable destruction de toute espèce de vie, non, juste ce flou qui gagne, cet informe qui nous guette. Parfois, l’artiste peut désirer la violence, mais celle-ci est impossible puisque ladite violence ne débouche jamais sur la création, ou plutôt la seule chose que l’homme sensible est en mesure de conserver demeure seulement l’impression de la catharsis cérébrale ou de l’acte. Ainsi, par l’observation de cette toile, par ces colonnes qui retiennent — encore une fois — le surgissement du chaos, je remarque la volonté de nous exonérer de l’horreur laquelle ne lâche, cependant, jamais. Hypsis tend, au lieu de s’en limiter ici à la révélation répétitive d’une réalité hideuse, morbide, à mettre tous ses forces pour atteindre cet instant unique où le figuratif rejoint, enfin, l’abstrait, et qui permet une dernière fois la survivance.




Entropie66 - Continent

Ce tableau est peut-être le regard fol du dominant ou ce fantasme pervers, abjecte qui ne peut satisfaire l’être humain en proie à conquérir la vastitude des continents. Et cependant, il y a cette couleur, ce violet qui semble recouvrir le sentiment malsain que chaque homme/femme a au moins éprouvé une fois dans sa misérable vie. Je dis misérable, car il s’agit bien de cela à travers cette toile proche du plus parfait onirisme, soit l’œuvre d' Hypsis portée essentiellement à la revendication de l’art total… L’art ne peut être que mêlé à un quotidien atroce ; tant le créateur se sent contraint à suffoquer face au contact de l’existence. En parlant de continents, j’aurais tout aussi bien pu évoquer des liquides suppurants qui se rapprochent de chacun de nos visages pour mieux nous emporter dans un évanouissement complet. Car l'artiste, malgré cette franche opposition dialectique entre Dionysos et Apollon, malgré ce besoin de plaquer cette teinte colorée qui adoucit l’horreur que l’on ressent devant l’abomination imaginaire toujours susceptible de figuration, bref, Hypsis nous oblige, de nouveau, à enfoncer la tête dans le bouillon du réel afin de mieux nous per


Entropie23 - Flammes

Dans ce tableau puisé dans Entropies, outre les éclats de couleurs qui me font penser à des feux d’artifice, il y a comme un déchirement lié à une trop forte tension. S’agit-il, comme j’aimerais le croire, d’une implosion venant de cette dialectique obsessive entre l’étant et l’imaginaire de l’artiste? Ou encore d’une séparation rapide de par ce mélange détonnant d’une forme ancienne que l’on cherche à réduire, et de cette autre forme laquelle ne peut présenter que les facettes d’un nouveau diamant? Bref, qu’en est-il, enfin, de cette orgie picturale qui rappelle tant l’émergence de la Symphonie N°3 de Beethoven? Je cite Beethoven, mais je pourrais de même me référer à l’art d’un Kurtag. Quoi de plus normal, en effet, que de faire appel à tous les arts pour appréhender — difficilement, j’en conviens — quelque entité tactile ou visuelle qui correspondrait à un véritable spectacle! Ce ne sont pas les mots qui nous manquent au moment où chacun fixe son regard sur la toile, mais l’esprit suffisamment concentré pour suivre chaque geste d'Hypsis, chaque jet de peinture jusqu’à l’éclatement final.— Nous sommes face à l’infini —


Enthalpie36 - Esthétisation de la déchéance

Au premier abord, le peintre semble exercer son pouvoir sur un corps vidé de son sang : il démontre toute l’horreur de la putréfaction comme un poème chantant des fleurs du mal. Ou alors ne peut-on reconnaître, dans cette toile, le visage d’un homme qui correspond à cette métaphore ubuesque de la vieillesse? Bref, il y a ce rire du peintre qui nous fait mal ; tant il évoque en nous la souffrance du genre humain, et cette violence liée irréversiblement à celle-ci. Car qu’attendre de l’artiste — sinon une mise à nu mêlant autant imperfection que faiblesse de chacun? Il n’est, dès lors, plus permis de douter : derrière cet abyme qu'Hypsis nous incite à rejoindre, il y a la part de vérité qui outrepasse l’homme/la femme en faisant montre de la force que contient l’incroyable envie de création de l’artiste. Un être apparaît dans cette toile, mais, cependant, est-ce un homme ou un animal? Seul l’artiste garde la clé d’une signification grande de tous les commentaires ; seul l’artiste pourrait nous dire ce que constitue le destin de chaque être humain placé devant ce tableau ; seul l’artiste est capable de nous connaître par l’émotion qui nous lie fatalement à son travail ; seul l’artiste permet cette réalisation du moi dans l’angoisse et dans la peur que tous ressentent peu ou prou face au vide de la vie…


Synthèse FM - Taches

Quelques taches pour toute une vie, devrais-je dire! Taches qui, par ces quelques couleurs, semblent provenir de l’origine. L’artiste paraît ici refaire le chemin des pères de l’Église, des théologiens vers le centre qui est Dieu lui-même, ou bien alors ce moteur lequel est à la fois lui-même et tout. Bref, le peintre n’a pas peur d’affronter la question impossible des racines, de la recherche voulue par tous de la généalogie. Il pourrait parfaitement répondre comme d’Holbach : « A quoi bon tendre vers quelque chose qui nous échappe? ». Il n’aurait pas tort en ceci que la religion ou l’idéologie ne peuvent, de par ce dévoilement répétitif, éviter de faire perdre le besoin qui constitue ce mot foulé aux pieds par le langage humain, le mystère donc, vocable usé parce que chacun en a perdu le sens. Or, Hypsis en a (re)découvert le vrai : le sens esthétique comporte la seule vérité pensable ; il révèle la beauté de cette origine, mais, en même temps que l’artiste rejette toute mauvaise foi qui pourrait faire trembler son pinceau, il fait briller par ce style qui lui est propre le mystère enfin lavé de sa déchéance passée. Je ne sais toutefois s’il faut privilégier cette communication qui, je le répète, est, selon moi, la révélation du commencement, ou alors se confondre avec la toile qui projette ses feux brûlants.


Sonik 11 - Mise à nu

Face à l’environnement qu’il soit humain ou seulement extérieur, l’être souffre. Il souffre, parce qu’il se conçoit en tant que élément soumis à ce processus violent de l’altérité. Ici, c’est l’artiste qui révèle cette douleur : elle demeure avant tout la sienne ; cependant que par ce jet formel de couleurs sur la toile, Hypsis parle aussi de cet autrui qui à la fois provoque maux et angoisse chez celui-là, et connaît la même situation donc, car il est cet homme/cette femme lequel/laquelle accepte l’existence. Le pinceau du peintre a ceci qu’il se veut avant tout le moyen de rendre communicable l’émotion. Je ne veux point dire par là que l'artiste se veut si omniscient qu’il serait apte à trouver le langage intersubjectif dans l’absolu. Mais il cherche, avec son talent, à appréhender chacun pour mieux le contraindre — toute esthétique entraîne obligatoirement un effort — à ce geste de pensée qui est la révélation de soi et du monde dans le cadre d’une « métaphysique » nécessaire, car permettant le triomphe convergent de l’Un et du Multiple (il faut être conscient que l’art appartient au monde de la contradiction ; ce qui ne signifie guère l’informe, si j’ose me référer finalement au critique d’art, Jean-Philippe Domecq). L’apparent chaos — la représentation sur ce tableau — est une manière pour le peintre de faire ressentir, éprouver ou toucher cette conscience qui est le sommet de la reconnaissance, et qui correspond à ce savoir intuitif du vécu immédiat.


Sonik 02 - La mélancolie

Cette peinture est comme ce souffle d’air froid qui emprisonne la vitre. Tristesse aussi de l’enfant seul enfermé dans la maison, la pluie griffant — le regard fixe à travers la fenêtre — le paysage au dehors. Il y a quelque chose de l’autisme dans ce tableau, quelque chose qui fait mal tant il nous révèle la profonde solitude de l’artiste devant sa toile. L’œuvre demeure, selon moi, une considération supérieure à l’égard de la mort. La voix de l’appréhension du peintre face à l’immobilité, la peur devant l’absence de mouvement, l’effroi qui anime l’artiste confronté parfois à l’esprit velléitaire de la création. Ici, il n’est plus question de transcender l’étant par une explosion de couleurs qui frappe immédiatement l’œil. Au contraire, Hypsis nous pousse à l’extrême limite de la forme. Que reste-t-il, lorsque la plénitude de la vie paraît vous abandonner? À quoi songer encore, quand nous sommes trop harassés pour pouvoir prendre conscience de l’espoir? Enfin, que dire devant l’éternité du temps et de l’espace à laquelle nous confronte irréversiblement l’artiste? Hypsis nous laisse devant l’interrogation qui, en même temps qu’elle fascine, provoque l’angoisse…